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L'Arbre de la Gitane
Gallimard 1992 1997
traduction de
Albert Bensoussan et Anny Amberni

titre original : “El árbol de la gitana”, Alfaguara, Buenos Aires, 1998.

 

TRADUCTIONS

A arvore da cigana” Record, Rio de Janeiro Sao Paulo. 2002.

 
 

 

L'archetype de l'Argentine
Alicia Dujovne Ortiz écrit le roman de ses origines
Le Monde des Livres
1991

par Hector Bianciotti

L'arbre de la Gitane
traduit de l'espagnol par Albert Bensoussan et Anny Amberni
Gallimard.

Bogota
Editions Champs Vallon,

Si l'on songe que sa mère était une Argentine de vieille souche – c'est-à-dire un mélange de Castillan, de Génois, d'Irlandais où surnageaient les yeux bridés de l'Indien – et que son père était né lorsque ses parents, des juifs de Russie rescapés des pogroms, remontaient le Rio de la Plata au tout début du siècle, il n'est pas exagéré de voir en Alicia Dujovne Ortiz une sorte d'archétype ethnique de son pays. Sans oublier que, depuis bientôt treize ans, elle vit à Paris, se conformant ainsi à un trait qui caractérise bon nombre de ses compatriotes, lesquels ne se contentent pas tout à fait d'avoir, en guise de passé, les mirages du Vieux Continent et la mémoire des vielles peurs transmises par les vagues successives de son immigration.

Selon la romancière de la Bonne Pauline et Mon arbre, mon amant (1), son pays « situé tout au fond, à gauche du cœur de la planète » n'a l'impression d'exister que « dans la mesure où l'Europe le regarde ». Là-bas, dit-elle encore, on comprend que l' « on peut ne pas être, tout en étant ». Et d'ajouter que si chez le juif l'incertitude provient du manque de terre et d'une surabondance de racines, chez l'Argentin c'est le contraire qui se produit, de façon symétrique.

La tête dans les nuages, mais les pieds sur terre ; le regard qui vous devine et pour un rien s'embue, mais le rire qui l'emporte toujours sur la peine, Alicia Dujovne Ortiz a vu le jour à Buenos-Aires, où, enfant – et à l'instar de sa mère, qui rédigeait une histoire de deux siècles de littérature européenne, laquelle comptait à la fin vingt volumes – elle entreprenait, pour l'amour de Siegfried et de Sieglinde, une nouvelle version des Niebelungen. En même temps que son oreille de musicien ambulant enregistrait les mélopées des Ashkénazes fredonnées sans cesse par sa grand-mère moldave – qu'elle chantera toujours, se produisant parfois, comme lors des premiers temps à Paris, dans les synagogues, à l'occasion de fiançailles, mariages ou circoncisions, pour gagner sa vie.

Arbre généalogique

Fille donc de la capitale, ville aux platanes et aux moineaux importés de France vers 1870 par l'illustre écrivain Sarmiento, alors président de la République, « portègne » jusqu’à la moelle – ainsi appelle-t-on les habitants de Buenos-Aires, – Alicia Dujovne Ortiz exerça longtemps le métier de journaliste, notamment dans les pages de la Opinion, le jeune et grand quotidien brutalement brisé par l'intervention des militaires au pouvoir.

Côté fiction, elle impose d'emblée, sur le mode laconique, un ton si personnel qu'il suffit d'une phrase pour reconnaître l'auteur et un système de métaphores surprenantes qui semblent s'engendrer les unes les autres, sans que leur profusion nuise à la transparence du récit. Ensuite, on ne cesserait de constater, aussi bien dans ses livres-documents que dans ses portraits de villes, la progressive intrusion de l’auto-biographie (2) – et c'est encore un épisode de sa vie qui rend si attachante la vision qu'elle offre de ce Bogotá où la beauté de la nature paraît aussi spectaculaire que le crime est précoce.

Enfin, dans l'Arbre de la Gitane – défini à juste titre dans la prière d'insérer comme le conte des mille et une nuits des juifs, des Espagnols, des Italiens qui ont jadis abordé en Argentine, – la romancière élargit son champ de vision, l'arbre en question étant, en fait, celui, généalogique, dans les branches duquel, au dires du poète, on chante plus juste que nulle part ailleurs.

Pour commencer, on se trouve à Gênes, en présence d'un Christophe Colomb aux origines juives, et de l'ambassadeur Oderigo qui, entretenant le marin de ses démêlés avec les Khazars vivant sur les bords de la mer Noire, évoque un certain Samuel Doukhovnij, patronyme que l'incapacité phonétique de l'Italien transforme en Dujovne. 

Puis, de siècle en siècle, et d'une rive à l'autre de l'Océan, fables anciennes et histoire du vice-royaume sud américain, alternent, entre-tissent un complexe et délicat tapis. Où finirons par se dessiner, et avec quelle fermeté de contours, les grands-parents moldaves. La grand mère ?

Une forte femme, figure haute en couleur, qui avait suivi son mari dans les colonies juives fondées par le baron Hirsch en Argentine. Le grand-père ? Un jeune intellectuel qui, quelques années après son arrivée, n'ayant pas trouvé d'autre réponse à l'excès de ciel de la plaine, mit fin à ses jours. Et le roman – qui oscillait entre l'allégorie et l'épopée – de basculer alors dans la confidence la plus douloureuse, avec la remémoration du père de la narratrice, ce Carlos Dujovne que l'on compte parmi les fondateurs du Parti communiste argentin. C'était en 1918, il avait à peine seize ans ; cinq ans plus tard, il n'eut de cesse que de se rendre en URSS où, pas plus que les douaniers, Staline ne crut à la nationalité que son passeport affichait. Argentin ? Aux yeux des Soviétiques, il devait s'agir plutôt d'un Roumain voire d'un gitan.

Bien des années plus tard, après un long séjour dans les prisons péronistes, il finira par abdiquer sa profession de « révolutionnaire à temps complet », pour commencer à mourir de tristesse. Et comme la vie affectionne les symétries, il mourra lorsque Peron, retour d'exil, rentre au pays en 1973.

Revient ensuite la mère, et sa laborieuse histoire de la littérature ; et l'on se dit que peut-être aurait-il fallu ces vingt volumes, au demeurant restés inédits, pour qu'un jour sa fille accomplît ce roman des origines, que l'on sent nécessaire, inévitable pour chacun.

C'est ainsi qu'un rêve passe d'une génération à une autre, d'un sang à un autre sang. Parfois le sang se découvre une vocation d'encre, et si la transmutation s'opère, il arrive même que l'on devienne le scribe des morts – ces morts qui dans ces pages se redressent et se tournent vers les soleil de la mémoire, dans l'espoir de se trouver, enfin face à face avec leur destin.

1. Mercure de France, 1980 et 1982
2. Buenos Aires, Champ Vallon, 1984

 
   

 

« De partout et d'ailleurs »
Télérama, 15 juin 1991
 

 

Alicia Dujovne Ortiz : donner un sens au désordre

par Michèle Gazier

 

 

Imaginez un lieu où se rencontreraient, venus du monde entier, Castillans austères et pères de l'Inquisition, pauvres d'Espagne au sang impur, Italiens marchands et esthètes, Juifs de toute l'Europe de l'Est. Imaginez-les là, à l'autre bout du monde, sur la route des Indes, à la poursuite de l'Eldorado ; tous fugitifs et conquérants, confrontés à cette immensité rose de la pampa argentine, mêlant leurs descendances avec ou sans regrets.

Imaginez encore une femme de notre siècle, argentine et donc citoyenne de tous ces mondes perdus, reprenant à son tour la route du voyage, en sens inverse. Direction la France, parce que dans son nouveau monde l'espoir n'est plus. Cette Argentine-là s'appelle Alicia Dujovne Ortiz. Juive et chrétienne, espagnole, italienne, moldave, écrivain et exilée, elle cherche, à travers les branches complexes de son arbre généalogique, le sens de tous ces désordres, le sens de sa vie et de celle de ses parents aujourd'hui disparus.

Avec un humour plus juif que chrétien et une sensualité née aux bords de La Plata, la romancière s'embarque à travers le dédale d'une fresque familiale voluptueusement baroque. En contrepoint à cette traversée des siècles et des pays qui la conduit de la lointaine découverte de l'Amérique au présent le plus immédiat, Alicia Dujovne évoque quelques épisodes de sa vie d'errante où s'enlacent tragique et drôlerie. Entre épopée et chronique satirique, le récit déploie ses charmes et ses folies : L'Arbre de la gitane est flamboyant.

     

 

 

© éditions VIGDOR