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Mon arbre mon amant
Mercure de France 1980
traduction de Michel Tournier

titre original ; El agujero en la tierra”, Monte Avila, Caracas, 1980.

 

 


 

 
 

 

« Comme un tango de Carlos Gardel... »
1981
Jean-Paul Chaillet

 

A la gloire d'une nature épicée.

 

L'Argentine d'Alicia Dujovne Ortiz n'est pas celle qu'on a l'habitude de voir décrite, sans doute parce qu'elle-même n'est pas une argentine comme les autres. Loin des pampas folkloriques ou de la misère des banlieues de Buenos Aires, elle montre un aspect inconnu, issu des traditions colorées et violentes, pleines de rêves échevelées et de mystères.

Mon arbre, mon amant, le second roman d'Alicia Dujovne Ortiz, qui vit en France depuis trois ans, est un récit surprenant.

Stoyan, émigré bulgare, est venu faire fortune en Argentine et au zoo de Buenos Aires, il a rencontré Pura, belle plante aux appâts suggestifs. Pura est dotée d'une fillette, Amapola, véritable « puits de science » et comme tel, sentencieuse, et d'un chien Gérondif, surnommé le gargouilleux en raison d'intempestifs écoulements nasaux. Destins regroupés par les hasards miraculeux qui colorent une vie, ils forment alors, à eux quatre, « une île parfaite que personne ne peut aborder ». Chassés du petit hôtel où ils vivaient jusqu'alors, les voici en route pour Los Yugos, ville de la pampa. Là, le « ruban communautaire » compte bien s'établir et construire sa maison.

Pendant que la maison se bâtit, le couple Stoyan-Pura forme, à lui seul, une île étrange, faite de sensualité un peu primaire et d'attachement. La belle Argentine, mutine et taquine, n'est pas insensible à la virilité démonstratrice du Bulgare dont les tendresses crépitent comme des injures. Les sentiments résonnent ici différemment. Le tout est de trouver à impressionner la pellicule du « film intérieur » de l'autre. Comme le pense avec autant d'ingénuité que de bon sens, Stoyan le Bulgare, « chacun vit dans son film, chacun de nous, dans le monde entier. Et, alors comment l'arbre, le ciel, la maison ou l'amour auraient-ils le même sens pour chacun d'entre nous, puisque nous ignorons ce que représentent, l'arbre, le ciel, la maison ou l'amour dans le film des autres ? » Le tout aussi est de trouver « le siège de sa propre liberté ».

Un baroquisme sensuel

Pour la petite fille et son chien, c'est un saule sur lequel ils restent des heures, lovés dans les branches accueillantes de l'arbre compréhensif. La sensuelle Pura, elle, a trouvé une chaise longue qui regarde la pampa, ombragée d'un néflier, et pensant à un tamaris, incrusté dans sa mémoire. Stoyan, quant à lui, contemple, assis sur une chaise de paille, les eucalyptus qui le captivent. Mais, plus étrange encore est le comportement de la tante de Pura, Tia Angustias : la nuit, elle étreint d'un baiser furieux l'asnégond, arbre fabuleux à graines d'hélices. Reflets de leurs âmes, de leurs vies, les arbres vivent. Sous l'écorce coule un sang végétal, la sève presque humaine qui les rend palpables.

Tout se gâtera bien sûr lorsque, pour d'obscures raisons commerciales, des « barbares » décident de couper l'arbre à hélices et planter à sa place de rentables poteaux télégraphiques. La bonne tante Angustias ne l'entend pas de cette oreille et pour sauver son arbre, elle n'hésitera pas à s'envoler en sa compagnie, loin des vicissitudes des hommes. Et, dans un grondement d'envol, la boucle est bouclée.

Ce second roman d'Alicia Dujovne Ortiz, par une prose sans cesse jaillissante, atteint une dimension cosmique. D'un baroquisme sensuel et parfois irritant, elle nous emmène dans un univers où onirisme échevelé et théâtralité quotidienne s'entrechoquent, dans un chant à la gloire d'une nature épanouissante, érotique et épicée. Passant en revue les tons de l'arc-en-ciel des mots colorés, la langue d'Alicia Dujovne Ortiz virevolte dans un éclaboussement de couleurs violentes.

Elle nous laisse pantelants, épuisés de plaisirs dans un sursaut saccadé comme un tango de Carlos Gardel.

 

 

 

© éditions VIGDOR