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La Bonne Pauline

titre original : "El buzón de la esquina", Calicanto, Buenos Aires, 1977

Mercure de France, 1979, 189 p.

traduction de Laure Guille-Bataillon

 
 

TRADUCTIONS

"Giacinta"  La Tartaruga, Milano, 1981.

 

 

 

"Pauline sait faire l'amour"
Laure Guille-Bataillon,
La Quinzaine littéraire, juin 1980

 

Pauline ? Elle a les formes de la Vénus de Lespugne et la sensibilité de Katherine de Mansfield. D'abord petite fille si tendre, si tendre qu'elle avait peur de toucher les pommes, l'adolescente, ensuite, la scinde en deux : d'un côté reste Pau (Peau de pêche, Peau d'âme) et de l'autre va Line (linon des voiles de maison). Par amour pour un marchand de plumeaux ambulant, elle épousera un boucher qui n'en veut ... qu'à sa viande. Elle en retirera cependant sept petites filles – sept – (les Linottes) qui, bientôt, sauront voler – comme pigeon vole. Elle en divorcera. Deviendra brodeuse-rêveuse. Apprivoisera un « petit juif » qui pense à autre chose et qu'elle appelle le Hraïm. Elle mourra ensuite devant sa fenêtre, à caresser le soleil de son ventre, à dire, narquoise, que la mort n'existe pas.

Mais là n'est pas l'essentiel – pourtant richement vécu – de la vie de Pauline. L'essentiel est qu'elle savait faire l'amour – et comment – avec l'air qui passe, les fruits de son jardin, l'ombre de ceux qu'elle aimait et surtout l'au-delà des choses (qu'elle appelle naïvement « ça » ou « l'autre » ou « le grand souffleur »).

Et l'essentiel encore, sur les lignes de sa vie que Pauline dessine seule, ce sont les couleurs gaies, onctueuses qu'y passe Alicia Dujovne. Un vocabulaire très riche, employé avec sans-gêne et gaieté. On dirait qu'on a battu le rappel des mots familiers et que, pour le plaisir, on les a élevés au rang d'une histoire poétique où, pour une fois, l'humour mène à la joie. Alicia au pays des mots ne fait pas de grande révolution mais tire à elle tout doucement la couverture du langage (dégringolent certains objets). Mots employés à rebrousse-poil, mots tirés d'un chapeau ou cassés en deux comme un petit pain et utilisés par moitié pour de savoureux sandwiches. Bref, le vocabulaire de ses pères, Pauline s'assied dessus. Il en ressort un peu de biais et réchauffé, pour notre gaieté et notre détente. Pauline, donc, en bonne fille du peuple, n'a pas peur des mots.

A l'inverse de nos civilisés des villes, experts en faux-fuyant, cette paysanne égarée entre les murs est gourmande à la fois de douleur et d'extase naturelle, de mariage et de célibat, d'enfants, de nourritures, de souffles et d'odeurs. Ça frit activement dans ses cuisines et si elle consent à mettre de la mie de pain dans l'eau de ses choux-fleurs, c'est bien une des rares fois où un fumet l'offusque. Elle fait feu de tout bois, élargit son cadre de banlieue à sa mesure : le parc de son quartier enclôt la mer, la foret vierge, des troupeaux. Recluse dans sa maison, elle dit : « Portes, élevez vos linteaux » et elle y devient la compagne d'Hercule, renouvelant ses douze travaux.

Tirésias qui n'eut pas en vain des mamelles, révéla que la femme jouit neuf fois plus que l'homme. C'est plus qu'il n'en faut. Mais, à suivre Pauline, on redécouvre la clef de cette sensualité : une écoute éparse, perpétuelle, jusqu'aux frontières de l'indéfini, de l'infini ; un accord (à corps) des sens à la nature hors et en les murs. « Je te trompe avec un arbre », disait Colette à un de ses maris. Les femmes éprouveraient-elles plus souvent qu'on ne croit ces sortes de ravissements, délices et pâmoisons « spontanés » et n'oseraient-elles pas les dire ? Peut-être. L'époque où toute déviance à la sensualité officielle était taxée d'hystérie n'est pas encore bien loin. Pauline aiderait à lever une première « honte »...

Enfin, et ce ne sera pas diminuer ses vertus, son savoir, sa tonicité que de dire qu'elle eut, cette Pauline, une chance majeure : celle d'avoir accompli tout le cycle de sa vie dans une Argentine à visage humain. Sinon, eût-elle pu dire à la fin de son existence : Oui à toute chose advenue, et rendre grâce à celui du coin comme elle appelait le dieu, le ça, le souffle ? La barbarie engage la dignité humaine à ne pas trouver bonne « toute œuvre d'Elohim » et rend impossible l'acceptation, l'action de grâce. Pauline n'eut affaire qu'aux misères banales d'une vie. Bien suffisantes.

Lire La Bonne Pauline, c'est savourer un gâteau fait maison : du touillage initial à l'odeur de la cuisson, au goût dans la bouche. Un gâteau réussi. Mais que son aspect engageant ne nous cache pas que ce n'est pas un gâteau simplement comestible. C'est aussi ce mets-de-roi qui, dans la nursery rythme, laisse échapper, quand on le coupe, vingt-quatre merles qui se mettent à chanter.

 
   

 

« Le merveilleux traqué par le réel »
Le Monde, 12 décembre 1980
 Claude Fell

 

La poésie insolite de Dujovne Ortiz.

Depuis quelques années se multiplient en France et en Europe les colloques sur l'exil et les conditions particulières de création et de vie qu'il impose aux écrivains, cinéastes, chanteurs et peintres latino-américains. Il serait bon de considérer également l'autre face de ce problème de la création et d'examiner la production d'écrivains qui, pour des raisons diverses, ont choisi de rester dans leur pays et d'y publier, afin d'y maintenir, dans la mesure du possible, un souffle de vie intellectuelle. Deux romans récemment parus en France permettent de nous faire une idée des orientations actuelles de ce type de création littéraire dans un contexte où la censure et la méfiance à l'égard de la culture ont force de loi.

La Bonne Pauline, premier roman d'une Argentine, Alicia Dujovne Ortiz, journaliste littéraire, traductrice et poète, opère une véritable transfiguration de la vie quotidienne d'un quartier populaire de Buenos Aires, transfiguration derrière laquelle se dessine un itinéraire spirituel, vécu par une femme simple, d'abord comme un quelconque émoi charnel, avant de prendre son sens définitif dans la confrontation avec le « métaphysique mâle ». Structuré en petits récits reliés entre eux par la présence rayonnante de la bonne Pauline, « peau spongieuse et entraille candide, toute beurrée d'amour », ce roman propose une vision « naïve » (au sens où l'on parle de « peinture naïve ») des êtres et des choses.

 

« Le dur rebord de la réalité »

Dans cette communion sensuelle avec le monde, la matière est explorée et reconstituée à travers des notations gourmandes et colorées qui constituent ce que Pauline appelle la « voix du sang » et qui ouvrent sur un au-delà sereinement entrevu.

Évidemment, de temps à autre, cette quête vient buter contre « le dur rebord de la réalité », contre la brutalité d'un mari, contre les manifestations inopinées (mais non précisées ici) d'un réel « sanglant, impitoyable ». Pauline, alors, se retire avec le calme d'une marée, pour se réfugier parmi « les nuages du rêve ». Cette faculté de succomber, même au milieu des tâches les plus banales, à « la séduction du merveilleux » semble être, pour Alicia Dujovne Ortiz, une prérogative essentiellement féminine, face à l'angoisse et à la fébrilité dont sont victimes les « mâles ». La placide Pauline est cette « femme sûre, forte, superbe, attendant avec cette antique patience, cette tendre ironie que son mâle ait accepté la férocité de vivre ».

Mais ce féminisme teinté d'ironie n'est que la seconde dimension de ce livre déconcertant, où ce qui compte c'est la fête des mots, la caresse et la jouissance des images et des rapprochements insolites, rendus avec beaucoup de bonheur par Laure Guille-Bataillon. La narratrice prévient son lecteur qu'il ne doit pas attendre de « miracles » de cette lecture, mais un contact inédit et simple avec la vie, une vie périodiquement marquée par ces « prodiges » familiers aux lecteurs de Garcia Marquez : « Un halo de brume la suivait comme un réverbère d'été et une couronne de papillons ivres heurtait cette tête prodigue, toujours occupée à partir, à voler, à voguer loin, très loin de ses quatre murs. »

 

 

© éditions VIGDOR