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Eva Peron,
la Madone des sans chemise
Grasset, 1995
346 p.

titre original : “Eva Perón, La biografía”, Aguilar, Buenos Aires, 1995,
Madrid 1998,
Montevideo 2008.

 
 

TRADUCTIONS

Eva Perón, a biography”, St. Martin Press, New York, 1996

Eva Perón”, Warner Books, London, 1997.

Evita, un mito del nostro secolo”, Le Scie, Mondadori, Milano, 1995, 1996 en poche.

Evita, a madona dos sem-camisa”, Terramar, Lisboa, 1995.

Eva Perón, a madona dos descamisados”, Record, Rio de Janeiro-Sao Paulo, 1996.

Evita Perón”, Hong Ik Publishing Company, Seul, 2001.

Eva Perón”, Tuttlemori Agency, Tokio, 2001.

Evita”, Köyhien Kuningatar, Helsinki, 1997.

Evita”, Nea Europa, Athène, 1996.

« Evita Perón », Die Biographie, Aufbau Taschenbuch, Berlin, 1996, et en poche 1998 et 2010.

   

Sainte Eva des abattoirs
Le Feuilleton de Pierre
Lepape
Le Monde, 14 avril 1995

Les bonnes biographies s'appuient sur un respect scrupuleux des faits ; les grandes biographies sont, en plus, des œuvres de fiction. Les biographes anglo-saxons affirment en général le contraire ; ils croient que les faits parlent d'eux-mêmes et qu'il suffit de les poser minutieusement les uns à côté des autres, sans adjonction, pour que le tableau prenne du sens. Que l'observateur soit neutre, extérieur à son objet, que son écriture soit transparente et la vérité jaillit de son puits, pure et nue. Pour bien marquer l'austère originalité de cette démarche, ses adeptes lui ont donné un nom sans équivoque : « non-fiction ». En fait, la « non-fiction » repose sur une série de fictions, comme tout genre littéraire (comme toute science aussi). On y fait comme si la réalité était univoque, comme si les concepts de vérité ou d'événement ne souffraient pas de discussion, comme si l'écriture, les mots d'une langue manipulés par un écrivain, même minime, pouvaient restituer la copie exacte, photographique et impavide de certains événements survenus dans un passé entièrement saisissable. Alicia Dujovne Ortiz, par bonheur, a choisi le parti pris inverse pour écrire la biographie d'Eva Peron. Enquêtrice acharnée et vigilante, traqueuse de vérités, elle l'a été comme il convient : jusqu'à la manie. La tâche n'était pas simple. Il existe sur Eva Peron une bibliothèque de documents en tout genre. Une montagne d'articles de presse, un flot d'images pieuses, un autre flot d'images diaboliques. Et quarante-trois ans après la mort d'Evita, une bataille se poursuit autour de ses mânes. L'Argentine a élu, en 1989, un président qui se réclame du péronisme ; sainte ou putain, Eva Peron sert encore de mesure pour évaluer la grandeur ou la puanteur du régime en place. Elle est toujours un enjeu, soumis à la raison d'État.

A ces difficultés politiques s'en ajoutent d'autres qui tiennent au sujet lui-même. A partir du moment où elle est arrivée au pouvoir en compagnie de Juan Peron en 1945, Eva s'est entièrement investie dans la création de son image, en escamotant tout ce qui pouvait en altérer la pureté. Toute sa vie passée a été réécrite par ses soins, son état civil trafiqué, ses traces effacées, son parcours corrigé. Pour faire bonne mesure, elle a elle-même gravé son portrait en pied dans un livre, La Razon de mi vida, dont la lecture quotidienne était obligatoire dans toutes les écoles d'Argentine. Ce brouillage savant et systématique oblige les biographes à mener des enquêtes d'autant plus acrobatiques qu'ils ne peuvent guère compter sur des témoignages impartiaux. Avec la vie publique de la señora Peron, les obstacles changent de nature. Le dictateur et son inséparable épouse – on ne sait jamais qui gouverne l'autre, qui est l'âme de l'autre et qui le corps – sont les adeptes, davantage que les acteurs, d'un culte forcené à Janus, le dieu de la duplicité. Le péronisme n'est d'ailleurs que cela : la transfiguration du double langage en doctrine politique et en métaphysique personnelle. Pas une lumière qui n'ait sa part égale d'ombre, pas une parole, pas un geste qui ne s'accompagne de leur contraire. Rien de commun avec l'hypocrisie vulgaire et contrainte des politiciens ordinaires en quête de majorité ; chez les Peron, on pratique la confusion des contraires avec passion, avec âpreté, comme porté par une mission. Le soupçon nous vient souvent que ces menteurs monstrueux sont sincères.

Juan Peron est plus simple. Il est désert comme un paysage de Patagonie. Seuls l'habitent la soif du pouvoir et la ruse. Il est démagogue par défaut, macho par obligation, fasciste par imitation, rassembleur par amorphisme. Eva emplit cette outre vide de tous ses vents antagonistes. Avec elle, on passe d'une seconde à l'autre de la Mère Ubu à la pasionaria de l'apôtre de la charité à la croqueuse de diamants, de l'épouse dévouée jusqu'au martyre à la cavale calculatrice, de la folle générosité aux comptes en Suisse, de l'amour exalté pour les pauvres à la pâmoison pour les honneurs et les colifichets. Elle est admirable, épouvantable, narcissique, enthousiaste, glacée, virginale et corrompue. Elle est sentimentale et canaille comme Borgès disait que l'était le tango.

Assis sur le siège d'un scenic railway qui le propulse des bas-fonds aux sommets et du ciel pur aux égouts, le biographe ordinaire et honnête rend son tablier. Il n'y comprend rien ; il est entré dans un monde où un plus un font tout sauf deux. Alicia Dujovne Ortiz se lance à l'assaut du mystère Eva en l'attaquant simultanément sur trois faces : comme femme, comme Argentine et comme romancière. Elle ne prend pas son sujet avec des pincettes, elle ne l'épingle pas comme un papillon, elle ne l'autopsie pas : elle fait corps avec lui. Elle décrit la statue, sans ménagement, mais pour mieux retrouver ce qui palpitait, souffrait, désirait, loin sous le masque, dans les profondeurs de la chair haïe et sublimée. Ce corps occupe un espace et un temps, des paysages et une histoire. Evita et le culte d'Evita, sa ferveur et ses mascarades demeurent incompréhensibles si l'on s'obstine à mesurer la réalité de l'Argentine à l'aune de nos critères européens. Il est d'autant plus difficile de se débarrasser de cette habitude que l'Argentine se donne aussi l'illusion d'être européenne. Alicia Dujovne Ortiz ne nous fait pas un cours sur l'étrange et nocturne identité argentine, elle nous la donne à entendre, à sentir. On en touche la raideur et les mollesses, on en devine le bouillonnement qui s'épuise dans l'inertie ; on voit le vide, l'absence, la nostalgie s'installer au cœur même d'une culture qui semble se noyer dans la surabondance de ses origines.

Pour dire cela, ces corps, ces âmes, ces frontières incertaines, ces peuples subjugués, ce culte à Evita qui n'a jamais cessé d'être volontaire même lorsqu'il était obligatoire, il fallait une véritable romancière, quelqu'un qui éclaire la fiction par la fiction. Alicia Dujovne Ortiz possède un grand avantage sur les historiens : elle ne se croit pas obligée à la cohérence. Elle sait qu'un lâche peut aussi être courageux, que charité bien ordonnée commence, parfois, par soi-même, que l'on peut détester les hommes et adorer l'idée qu'on se fait de l'un d'entre eux, que l'on peut pousser le mensonge jusqu'au don de soi. Elle comprend comment un peuple peut s'offrir quand il croit qu'on s'offre à lui – et même quand il n'y croit plus. Elle n'est ni la dupe d'Evita, ni son thuriféraire, ni son exécutrice. Savoir si elle est « pour » ou « contre » Eva Peron est une question oiseuse : la sainte et l'ogresse sont mortes le même jour de juillet 1952. Reste une image faite de milliers d'images superposées et qu'un écrivain, magnifiquement, interroge.

On pourrait aussi dire qu'Alicia Dujovne Ortiz ne cherche à répondre qu'à une seule question : pourquoi, lorsqu'elle avait douze ans, à la mort d'Evita, s'est-elle enfermée dans sa chambre pour cacher ses pleurs, alors que son père, militant communiste avait été jeté dans les cachots de Peron ? C'est dire que pour elle ce livre était nécessaire. Celui que Gino Nebiolo consacre aux aventures posthumes de la madone des descamisados n'est que divertissant. Bon divertissement au demeurant. Nebiolo, qui est journaliste, s'est choisi un sujet en or : les vingt-quatre années pendant lesquelles le cercueil contenant le corps momifié d'Eva se promena incognito à travers le monde, avant que l'ancienne starlette ne trouve un lieu de repos réputé définitif – sous un faux nom comme il se doit. Rien n'est vraisemblable dans ces tribulations, et tout est vrai. On y voit un embaumeur tomber amoureux fou du cadavre qu'il naturalise, des services secrets se repasser le corps d'Eva comme on se repasse le valet de pique dans une partie de pouilleux, des escrocs, des spirites, des barbouzes du Vatican, des péronistes nazis qui massacrent des péronistes guévaristes, une nouvelle Mme Peron qui voudrait se faire greffer l'âme de l'ancienne, des banquiers et d'anciens SS qui tournent comme des vautours autour du trésor des Peron, qui est peut-être aussi celui de Martin Bormann sauvé des décombres du IIIe Reich. C'est un festival de fantastique macabre, une parodie d'Helzapoppin et l'apothéose de la nécrophilie argentine.

L'erreur de Nebiolo est d'avoir choisi de faire un roman de cette histoire. Les quelques éléments de fiction qu'il ajoute à la réalité affaiblissent le récit. Ce sont des corps étrangers et sans mystère. Pour raconter Le Dernier Tango d'Evita, il aurait fallu Adolfo Bioy Casarès, Juan José Saer, Roberto Artl ou Alicia Dujovne Ortiz, des écrivains. Ils ne se seraient pas donné la peine d'inventer des choses, seulement d'écrire cette folie. Et ce respect des faits aurait été infiniment plus romanesque que ce roman qui n'est qu'une mise en fiction, une traduction adroite et plate.

 

 
     

Dernier tango pour Evita
Angelo Rinaldi

(en construction)

 
   

 

« La Du Barry du Rio de la Plata », 
par Marc Lambron
Le Point, 29 avril 1995

 

Documentée et vivante, une biographie ressuscite Eva Peron, reine des pauvres et croqueuse de diamants.

En ces temps de tumulte électoral, nous rendrons hommage au césarisme latin. La biographie que Mme Dujovne Ortiz consacre à Eva Peron ressuscite fort à propos cette Du Barry du Rio de la Plata, pionnière d'un salazarisme en décolleté qui annonçait, bien avant Mme Dominique Cantien, la dictature de la ménagère de moins de 50 ans. L'ouvrage est documenté et vivant – Mme Dujovne Ortiz a notamment consulté un confesseur et trois psychanalystes, ce qui respecte les hiérarchies spirituelles de l'Argentine moderne.

On est bien obligé, pour célébrer une vertu, de remonter à ses prémices : c'est qu'avant d'être la Madone des sans-chemise, Eva Duarte avait ôté la sienne. A 16 ans, elle avait connu les pensions borgnes et les quartiers amers d'où l'on revient, comme le chantait Gardel dans « Volver », avec la frente marchita, le front flétri. C'est d'ailleurs une invitation à se méfier des gourgandines contemporaines : aurons-nous l'air malin quand on les retrouvera à la présidence du Conseil ? Rêvant de Norma Shearer et de téléphones blancs, Evita progressa dans l'échelle en devenant actrice. L'absence de document filmé laisse planer sur ses talents une chaste incertitude (M. Reagan, lorsqu'il devint président, n'eut pas cette chance).

En ces temps où le pronunciamiento était à l'officier argentin ce que l'huile Cosinero était à son épouse, on la vit soudain paraître en manteau d'hermine au bras du général Peron, flanqués d'un cabinet militaire qui évoquait l'amidon et les shakos d'un ministère moldovalaque. « Du ressentiment social à l'esthétique du tango et du feuilleton radio, Eva avait mille raisons de s'entendre avec Peron », note sa biographe. La France aurait hésité à marier Viviane Romance à M. René Coty ; l'Argentine des fausses blondes vibra devant ce couple qui rappellera aux amateurs des « Spet boules de cristal » les apparitions au music-hall du général Alcazar et de Mme Yamilah. La grande maxime politique d'Eva Peron laisse loin derrière elle Machiavel et Bertrand de Jouvenel : « Quand Peron se dégonfle, je le relève d'un bon coup de pied dans les couilles », disait-elle. On forme ici des vœux pour que ce précepte ne soit pas appliqué à notre prochain président de la République.

Au cœur du palais de Unzué, 283 pièces, une reine de dessein animé joua donc à merveille le rôle de la femme-pélican, qui nourrit les petits avec ses entrailles. Cette anorexique, qui suçait les émeraudes comme des berlingots, aimait arborer des rivières de diamants pour complaire aux pauvres. « Je viens du peuple, ce cœur rouge qui saigne et se couvre de roses en chantant », disait la Pharaonne en robe Dior, avec des accents qui manquèrent plus tard à Mme Edith Cresson. La main qui avait soulagé quelques solitudes donnait désormais du bonheur aux multitudes. Ce perpétuel état d'extase caritative s'accommodait assez bien d'un socialisme à la gégène ; la future idole des drag queens et superproductions de Broadway abrita dans son Disneyland de dame d'œuvres le führer oustachi Ante Pavelic, le SS Otto Skorzeny et quelques autres hiérarques bruns, à qui le prénom d'Eva disait quelque chose. Au besoin, on leur fournissait chrétiennement du travail dans les souterrains de la police politique.

L'ambassadeur d'Espagne Areilza, qui dut la supporter, relevait poliment les ressorts de sa conversion : puisque les péchés capitaux s'excluent entre eux, la passion du pouvoir avait supplanté en Eva les excès de la luxure. On pourra, à cet égard, rêver sur le voyage d'Etat de 1947, vols en DC4 et robes calquées sur la Fée bleue de « Pinocchio », avec un côté Carmen Miranda chez Foster Dulles. Eva, reçue par Franco, s'exclamait devant l'Escurial : « Ah ! Quel foyer pour orphelins on pourrait en faire ! » Le pape Pie XII, ouvrant puis fermant les yeux sur les photos d'Evita en short que lui soumettaient des camerlingues, lui accorda une audience de vingt minutes, la durée des reines. A Paris, elle inaugura la station de métro Argentine, opportunément située près de l'ex-rue de la Pelouse de l'Etoile. Et puis, elle aurait déposé dans une banque suisse le trésor de guerre de Martin Bormann. Des broutilles, en somme, puisque l'Europe affamée avait besoin du blé argentin.

Femme bréhaigne et Mère du peuple, l'ancienne mérétrice devenue rosière d'Etat eut le temps d'octroyer le droit de vote aux femmes, puis d'infliger à Jorge Luis Borges une nomination vexatoire comme inspecteur de la volaille sur les marchés de Buenos Aires. Après sa mort, ce fut le roman de la momie : son cadavre embaumé fut kidnappé par des putschistes, retrouvé à Milan, envoyé à Madrid, où le mage Lopez Rega tante de faire transmigrer l'âme d'Evita dans le corps d'Isabelita, nouvelle épouse du dictateur. Mais la vérité des Peron est peut-être à chercher dans cette phrase de leur victime Borges : « Peron n'était pas plus Peron qu'Eva n'était Eva. C'étaient des individus mystérieux, anonymes, dont nous ne connaissons ni les visages ni les noms secrets. »

 
   

 

« Eva Peron »
Monde et Vie, 18 mai 1995
par Pierre de Place

Étonnant destin que celui de cette femme qui naquit le 7 mai 1919 à Los Toldos, petite bourgade de la pampa humide. Sa mère était la fille d'un charretier basque, Joaquin Ibarguren, émigré en Argentine au siècle précédent et de Petrona Nunez, une « transhumante » aux origines incertaines. Petrona aurait livré sa fille contre une jument et un sulky à Juan Duarte, petit caudillo conservateur qui lui fit cinq enfants adultérins – dont Eva – avant de l'abandonner pour aller rejoindre sa femme légitime. Afin d'assurer l'ordinaire, la « mère-ombu » délaissée coud des pantalons bouffants sur une vieille singer, non sans recourir à d'autres « protecteurs ». Puis la famille s'installe dans une petite ville. Junin.

Eva, qui allait beaucoup au cinéma et rêvait d'être l'actrice Norma Shearer dans le rôle de Marie-Antoinette, décide en 1935 de « monter » à Buenos Aires pour devenir comédienne. La petite provinciale connaît « le sort de la femme perdue chantée dans le tango » et « la liste des ses amours dans le milieu des spectacles est très longue ». Selon certains auteurs, tel Silvano Santander dans son livre Tecnica de una traicion, Eva Duarte aurait travaillé pour l'ambassade d'Allemagne à partir de 1941, et c'est ainsi qu'elle aurait rencontré Juan Domingo Peron, membre du GOU (Groupe des officiers unis) qui préparait un coup d'État financé par les Allemands. Pour notre biographe, la première rencontre aurait plutôt eu lieu après ce coup d'État, en 1943, à la radio où la jeune comédienne était la protagoniste d'une série d'émissions consacrées aux femmes célèbres. Un rôle prémonitoire. Peron, alors secrétaire d'État au Travail, est un fringant colonel de 48 ans, typiquement argentin, à considérer la « surabondance » de ses origines : sardes, écossaises, basques, juives, indiennes...

En 1945, Eva Duarte a reçu en cadeau du millionnaire allemand Ludwig Freude, « homme de paille des capitaux nazis en Argentine », une belle villa. Est-ce pour s'attirer les faveurs de Peron dont elle est devenue la compagne officielle ? Il est vrai qu'à cette date son « fiancé » est déjà vice-président et candidat au poste suprême. Ses pairs, qu'indispose l'influence grandissante de l'actrice, le font arrêter, mais le 17 octobre une manifestation populaire le remet en selle, et le 22 il épouse enfin son Evita qui s'est rajeunie de trois ans en falsifiant son acte de naissance pour effacer sa condition d'enfant naturel. Eva Maria Ibarguren devient ainsi Maria Eva Duarte de Peron. Bientôt, on ne parlera plus que d'Eva Peron, la femme du Président, Evita pour le peuple qui l'idolâtre. Alors commence sa fulgurante carrière, son entrée dans l'Histoire.

En 1947, l'éblouissante messagère d'une Argentine enrichie par la guerre va proposer son blé à l'Europe exsangue. Voyage triomphal. Franco l'Espagnol lui remet l'Ordre d'Isabelle la Catholique, Pie XII au Vatican la reçoit comme une reine (mais, informé par des antipéronistes de son passé un peu leste, s'abstient de la faire marquise pontificale comme elle le souhaitait) et la France républicaine n'est pas en reste. À Notre-Dame, le cardinal Roncalli, nonce et futur Jean XXIII, la compare à l'impératrice Eugénie. Ses détracteurs, eux, pensent que ce voyage n'était qu'un écran de fumée pour aller placer en Suisse le trésor de Martin Bormann. La question reste posée. C'est en tout cas lors de son passage en Italie que des Croates nazis, dont le sinistre Ante Pavelic, obtiennent des visas pour l'Argentine.

De retour à Buenos Aires, tyrannique, intransigeante à l'égard des nantis que scandalise son luxe ostentatoire, Eva sent que le temps presse et se lance avec une effrayante frénésie – elle dort et mange à peine – dans ses œuvres sociales, toujours à l'ombre d'un Peron qu'elle porte aux nues sans être dupe, et sa propre lumière finit par faire ombrage au Président jusqu'à ce qu'elle meure d'un cancer de l'utérus en 1952. Elle avait 33 ans. Son corps momifié est vénéré par le peuple, mais enlevé par les antipéronistes à la chute du dictateur en 1955. Retrouvé dans un cimetière de Milan, ramené à Madrid auprès de son époux exilé, il ne revient à Buenos Aires qu'en 1973, sur ordre d'Isabel Peron. Quand celle-ci est chassée de la présidence, le général Videla remet le corps à sa famille. Il repose aujourd'hui dans le caveau du mari de sa sœur aînée.

Sans doute fallait-il tout le talent d'une Argentine, à la fois romancière et journaliste, à la fois proche et distante de son sujet – en France depuis 1978, elle écrit désormais en français – pour raconter comme elle l'a fait, à la suite d'une impressionnante enquête, le roman vécu de celle dont elle avoue avoir pleuré la mort en cachette, car son père, militant communiste, fut déporté par Peron en Patagonie. Elle avait alors douze ans. Alicia Dujovne, avec l'humour d'un parler natal affiné par celui qu'elle adopte, a su écarter les mythes de la sainte ou de la prostituée avide de pourvoir et de richesses, la légende blanche, noire ou rouge, pour retrouver sous ses masques, le personnage et son mystère, pour en donner comme une image réfractée, en profondeur, dans une série de miroirs. Pour évoquer aussi le « théâtre d'ombres » de ses rapports avec Peron, son époque, ses idées, le péronisme, ce « bric-à-brac qui permet toutes les interprétations », cette terre d'Argentine et ces Argentins en mal de psychanalyse qui se croient toujours Européens alors qu'ils vivent dans un autre espace, un autre temps.

Particulièrement intéressants sont les passages où l'auteur se penche sur les nazis en Argentine, sur Martin Bormann et son supposé trésor dont Evita aurait pu déposer une partie dans un compte numéroté en Suisse. Il est certain qu'il y a eu beaucoup de morts dans cette affaire : von Feupel, Freud, Dörge, Staud, Leute, et le propre frère d'Eva, Juancito le noceur, « suicidé » un an après le décès de sa sœur. Lui aurait-elle confié le ou les codes secrets dont certains, par la suite, auraient pu profiter, tel Jorge Antonio, ce péroniste de même origine syrienne que le Président Carlos Menem qui vient d'être réélu ?

Evita, précise encore sa biographe, « était une gitane » et ne s'attachait à l'argent, au luxe que par amour du spectacle et pour l'action sociale « son unique intérêt, profond, obsessionnel ». Dans cette intention, elle aurait donc pu soustraire certaines sommes à la barbe de Peron et es Allemands, faire « un pied de nez au monde entier pour redonner un lustre de noblesse à l'argent maudit ». Supposition bien risquée.

Certes, comme elle le souligne enfin, « les versions de l'affaire Bormann sont réitératives et multiples », mais il est dommage que l'auteur de cette excellente biographie passe sous silence l'action subversive des agents soviétiques. On peut lire en complément, à ce sujet, L'Histoire secrète des organisations terroristes de Pierre de Villemarest, qui, dans son tome I, parle entre autre du chantage exercé par les Russes auprès de Peron et d'Evita : ils les menacent de révéler des documents compromettants sur leurs rapports avec les nazis pour les obliger à « gauchir » le régime, en particulier vis-à-vis de l'Église catholique.

 

 

 

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