accueil

 

Dora Maar
prisonnière du regard
Grasset 2003

Collection de poche 2005

 

 

TRADUCTIONS

Dora Maar, Gevangene van een blik”, Sirene, Ámsterdam, 2006.

Dora Maar, Prizoniera privirii”, Curtea veche, Bucarest, 2012.

 

 

Sacrifiée au Minotaure 
Télérama, 22 novembre 2003
par Michèle Gazier

 

Sans doute fallait-il être argentine et romancière – autrement dit, de culture multiple et de plume subtile – pour raconter ainsi, de l'intérieur, la vie de cette femme mystérieuse que fut Théodora Markovitch, alias Dora Maar. Sans tomber dans le panneau des biographies dites à l'américaine où rien n'est épargné au lecteur, ni les premières couches ni les derniers spasmes, Alicia Dujovne Ortiz s'insinue avec finesse dans l'intimité de cette femme étrange, passée dans l'histoire grâce à – ou à cause de, dirait plutôt Alicia Dujovne Ortiz – Picasso, dont elle fut, quelques années durant, la maîtresse et le modèle.

Qui était donc cette séductrice au regard sombre, aux cheveux aile de corbeau, qui accompagna le génie de sa présence massive et voluptueuse ? Une petite fille que ses parents ont emmenée dès ses 2 ans en Argentine, où le père architecte d'origine yougoslave a trouvé du travail. Fille unique, captive du regard d'une mère française qui s'ennuie beaucoup à Buenos Aires, et d'un père aimant qui la surveille comme on prend soin d'un diamant noir, Dora observe le monde.

De retour à Paris, la jeune fille, bilingue – elle s'exprime avec une égale aisance en espagnol et en français – s'émancipe toutefois assez vite. Étudiante aux Beaux-Arts, elle noue des contacts plus ou moins intimes avec le gratin intellectuel et artistique de l'époque (Henri Cartier-Bresson, Louis Chavance, Bataille, Breton, Eluard, Man Ray...). Sa relation avec Bataille, que le Tout-Paris d'alors n'imagine que sulfureuse, ajoute du piquant à son apparente froideur. C'est cette femme-là, photographe remarquée, nimbée d'un certain mystère, qui va séduire Picasso. Il la rencontre un soir dans un bar de Saint-Germain-des-Prés. Elle joue du couteau autour de sa main gantée, se blesse au sang. Fasciné par son geste, le maître andalou se lève et vient prendre le gant maculé...

Alicia Dujovne Ortiz trace un superbe portrait de Dora Maar, préférant au film d'une vie une succession d'instantanés semblables à ceux que la jeune Dora, photographe inspirée, réalisait du temps de l'innocence, lorsque encore vierge du regard de Picasso elle était elle-même créatrice. Virtuosité du cadrage, délicatesse de la lumière, originalité du sujet. Tout est question de regard, ne cesse de nous répéter Alicia Dujovne Ortiz, qui prend un réel plaisir à multiplier les angles d'accroche et à faire varier les éclairages. Dora la voyeuse accepte de devenir Dora la regardée. Elle accepte d'être cette « femme qui pleure » des tableaux de Picasso. Elle abandonne ses objectifs pour prendre des pinceaux, se peindre à son tour, vaincue, docile, les yeux pleins de larmes.

Larmes de tristesse, de solitude. Larmes d'amoureuse blessée par le superbe égoïsme de son amant, de femme stérile, de peintre médiocre, de photographe frustrée. Larmes de femme qui peu à peu sombre dans la folie, dans la bigoterie... A l'ombre de Picasso, Dora s'est éteinte comme une étoile froide, nous dit Alicia Dujovne Ortiz, qui sait dénouer avec ses mots d'écrivain l'énigme d'une vie blessée...

C'est cette même compassion, cette même empathie que l'on retrouve dans le joli roman pour adolescents que la romancière argentine publie parallèlement. Ici, point d'artistes affirmés ni de femmes soumises, mais deux jeunes garçons – un bourgeois français et un cartonero, gamin des bidonvilles argentins – qui se rencontrent dans le Buenos Aires d'aujourd'hui, balayé par la misère. L'ombre de Cortazar plane sur ce beau récit d'une aventure humaine. Il y a du bleu des rêves et un zeste de magie dans le ciel littéraire d'Alicia Dujovne Ortiz.

 
   

 

« Dora Maar, prisonnière du regard »,
 
La Marseillaise, 18 décembre 2003

 

Dora Maar, Henriette Theodora Markovitch de son vrai nom, est née à Paris en 1907 d'un père croate, architecte et d'une mère catholique fervente. Après une enfance austère passée à Buenos Aires, elle retourne à vingt ans dans sa ville natale et s'y impose comme photographe surréaliste. Muse de Man Ray, compagne du cinéaste Louis Chavance puis de Georges Bataille, elle ne tarde pas à faire sien un cercle esthétique qui révolutionne le monde de l'art de l'entre-deux-guerres. Intellectuelle torturée, artiste à la conscience politique extrême, elle deviendra « la femme qui pleure », amante de Picasso livrée aux exigences du génie que leur rupture rendra folle, cloîtrée dans un mysticisme solitaire jusqu'à sa mort en 1997. Ses portraits peints par Picasso seront alors vendus aux enchères, et son héritage âprement disputé puisque Dora choisit de tout léguer à l'Église.

De Cocteau à Lacan, c'est toute une époque que dépeint ici Alicia Dujovne Ortiz. Au détour d'une enquête psychologique passionnante, elle fait défiler dans ces pages une pléiade d'artistes d'avant-garde et de grands esprits, et dresse le portrait d'une femme-image toujours mystérieuse, à laquelle la critique contemporaine attribue enfin le rôle qui lui revient.

 

 

© éditions VIGDOR