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Chronique des ordures,
qui a tué Diego Duarte ?

Tango Bar, 212 p.

titre original : “Quién mató a Diego Duarte, Crónicas de la basura”,
Buenos Aires, Aguilar, 2011.

 

 

 

 

« Le combat des ordures »
Libération, 9 février 2012
Mathieu Lindon

 

Quand certains considèrent une montagne de déchets comme un eldorado et que d'autres sont prêts à défendre ce trésor en tuant, on pourrait se croire dans un roman de science-fiction. Mais Chronique des ordures, sous titré Qui a tué Diego Duarte (c'est inversé dans la version originale), est une enquête de journalisme littéraire, d'autant plus glaçante. Dans la nuit du 14 mars 2004, l'adolescent Diego Duarte meurt enseveli au sein d'une montagne d'ordures au nord de Buenos Aires. Que faisait-il là ? Il cherchait fortune. Comment a-t-il été (sans doute) assassiné ? Par une benne à ordures déchargée sur lui. Mais comment la victime et son bourreau en sont-ils arrivés là ?

Alicia Dujovne Ortiz, née en Argentine, vit en France depuis plus de trente ans. Elle a publié divers livres, dont Eva Peron (Grasset), Maradona, c'est moi, et Camarade Carlos, autour de son père, membre fondateur du Parti communiste argentin en 1918 (les deux à la Découverte). Marx est aussi une référence qu'on retrouve dans Chroniques des ordures. Mais le livre tourne autour des rencontres que fait Alicia Dujovne Ortiz en investiguant le cas devenu emblématique de Diego Duarte. Celui-ci, à en croire sa demi-sœur, rejetait l'idée d'être un assisté, disant : « À Buenos Aires, celui qui meurt de faim est un flemmard. Qui croirait que cette montagne est pleine de métaux ? Avec les trésors qu'elle recèle, tu peux devenir millionnaire. » Car les déchets de la montagne aux ordures n'en sont pas pour tout le monde. On y trouve des « marchandises », c'est-à-dire tout ce qui est jeté par la benne « mais récupérable pour la vente ». A savoir des yaourts proches de leur date de péremption et dont on préfère se débarrasser plutôt que de voir leur image à la télévision après une intoxication alimentaire ; des bijoux électroménagers, tels des ventilateurs, pas sortis de leur emballage parce que c'est le modèle de l'année précédente et « que le dernier cri coûte plus cher » ; et même des glaces qu'il faut se dépêcher de déguster avant qu'elles ne fondent. Des policiers protègent cette fortune de déchets, et ce sont eux qui conseillent à sa sœur de ne pas insister après que Diego Duarte est devenu un « disparu », suivant le mot qui avait cours sous la dictature, parce que, comme dit l'un, ils sont « les maîtres de nos vies ». Et la sœur de dire à Alicia Dujovne Ortiz : « C'est alors que j'ai compris ça : si on va fouiller, ils nous rouent de coups, mais pour nous rouer de coups, leur boulot, il faut qu'on soit là, si bien que nous aussi, on est les maîtres de leurs vies. »

Cette nuit de 2004, il semble (car la justice a étouffé l'affaire) qu'un policier a demandé à un conducteur de benne à ordures d'envoyer sa cargaison sur Diego Duarte, et ainsi fut fait. « Pour autant, aucun policier ne donne l'ordre d'écraser un enfant s'il ne se sent pas protégé par un système », écrit Alicia Dujovne Ortiz. Elle raconte aussi la façon dont les autorités essaient de se tirer d'affaire, créant des rivalités au sein des protestataires. Tous les partis de gauche tentent d'attirer la sœur du disparu à eux, un groupe trotskiste se montre le plus « respectueux » et, cependant, « lui a finalement retiré les 150 pesos de l'aide sociale parce qu'elle ne se rendait pas aux marches ». Alicia Dujovne Ortiz, pour comprendre comment on peut vivre et mourir dans les ordures, finira par partir elle-même à l'assaut de cette montagne particulière.

Le livre est dédié « aux poètes du pavillon 48 du pénitencier de San Martin », là où serait peut-être arrivé quelques années plus tard Diego Duarte si des ordures n'avaient pas raccourci sa vie. Par le biais de ses rencontres, elle y va pour participer à l'atelier d'écriture que les prisonniers ont constitué. Elle cite des poèmes de divers détenus. « J'ai confondu amitié et argent/ couteaux et caresses. » « Pourquoi je ne me résigne pas/ que suis-je/ à quel prix. » « Je demande au savoir de m'excuser. » Elle fait aussi une analyse de texte des minutes du procès, dont la partialité saute aux yeux à travers les témoignages des policiers dont on se garde de mettre les contradictions en lumière. Elle se plonge dans un nouveau monde où « chaque camion est une pochette-surprise. Comme à la roulette, chaque sac d'ordures a sa part de hasard. » Elle tâche de rester fidèle à une vision politique de la situation, et elle est là où « de jeunes princesses des ordures marchent sur les immondices, tête levée, affrontant fièrement la plus grande humiliation qu'on puisse infliger à une créature humaine : l'obliger à fouiller dans des matières fétides ». Comme à la roulette, elle a le sentiment d'être tombée sur un trésor d'humanité, avec ces « constructions associatives souterraines » qui seraient le meilleur futur de l'Argentine. Elle a foi en ce « groupe de personnes créatives qui inventent la manière de ne pas mourir ».

 

 

© éditions VIGDOR