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Buenos Aires
éd. du Champ Vallon, 1991

 

 

 

 

« Terminus Buenos Aires »
Le Figaro
, 17 août 1984
par Jean Chalon

 

 

Personne ne pouvait mieux écrire sur Buenos Aires qu'Alicia Dujovne Ortiz qui, dans la collection « Des villes », publie un Buenos Aires. C'est sa ville natale que cet écrivain a quittée pour Paris. La nostalgie de ce qu'elle a perdu, la passion des souvenirs retrouvés, imprègnent chacune de ses pages jusqu'à cet aveu final : « mais si je n'ai pas de racines, pourquoi mes racines m'ont-elles fait souffrir ainsi ? »

Alicia Dujovne Ortiz a longtemps cru qu'elle détestait Buenos Aires, puis, la nostalgie aidant, elle a découvert qu'elle aimait profondément cette ville que Drieu la Rochelle qualifait de « vertige horizontal » et dont Roger Caillois disait : « je rends grâce à cette terre qui exagère tant la part du ciel. »

Ce « vertige horizontal », ce vide céleste, Alicia Dujovne Ortiz sait en rendre les moindres nuances, y compris celles du langage en général et du piropo en particulier. Le piropo, ce sont des compliments que les hommes lancent aux femmes dans la rue. Alicia en donne un exemple, entendu à Madrid : « Tu es mieux faite que les Dix commandements. » Une fois, en Andalousie, j'ai entendu un jeune homme crier à une jeune fille : « Mademoiselle, pour vous, j'irai au ciel à vélo et j'en redescendrais sans frein », ce qui n'est pas mal non plus. Grâce au piropo argentin, et surtout aux regards qui l'accompagnent, la femme de Buenos Aires apprend à exister : « dès l'âge de douze ans, la femme de Buenos Aires apprend à être vue. Donc à exister. Le regard de l'autre la construit. Son squelette, sa colonne vertébrale se forgent à force de regards. D'où sa solidité, l'assemblage parfait de ses articulations, sans un soupçon de craquement, la fierté de son attitude : menton levé, talon qui sonne, rythme du « deux-par-quatre » des hanches, qui est le rythme du tango. Le regard est un langage intarissable. […] La femme s'y épanouit comme une fleur dans une serre. Habituée aux œillades, elle ne pourra plus s'en passer. Comment vivre, sinon à travers ce miroir qui fait office d'identité ? Elle vivra, bien sûr, mais embuée, ternie, sans éclat... »

On va en pleurer, de rage, dans les chaumières des féministes françaises. Une femme qui n'existe que par les regards des hommes, pensez donc. En tout cas, les Argentines de Buenos Aires n'ont pas l'air de s'en porter plus mal.

De Buenos Aires, Alicia Dujovne Ortiz connaît toutes les avenues, tous les monuments, comme ce théâtre Colon qui ressemble, paraît-il, comme un frère jumeau à l'Opéra de Paris. « Oh Paris, combien de répliques à ton Opéra auras-tu semées à travers le monde ! » Et les nobles demeures comme celle que Victoria Ocampo, de son vivant, avait offerte à Rabindranath Tigore et qui fut léguée à l'UNESCO après sa mort. Et le quartier de Flores où l'auteur a passé sa jeunesse, quartier banal, mais, c'est le privilège du talent, dont elle sait rendre la banalité fascinante. Et le quartier Nord, très chic, très snob, et tellement peuplé de psychanalystes qu'on l'a surnommé « Ville Freud ».

Buenos Aires, ville sans limites, qui n'en finit pas de s'étendre et de multiplier ses nouveaux quartiers. Buenos Aires, capitale de la viande et qui s'offre comme un gigantesque barbecue, « ville des steaks géants, des côtelettes ayant la forme exacte de l'Argentine elle-même sur les cartes de géographie ».

Enfin, si vous croyez que Buenos Aires n'est que la ville des tangos de Carlos Gardel, lisez le Buenos Aires d'Alicia Dujovne Ortiz et vous y découvrirez bien d'autres choses...

 

 

 

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